Thomas Pailharey, artiste musicien bricoleur, est le fondateur du projet « Tout est cassé ». Après des études aux beaux-arts et inspiré par la scène punk expérimentale, il se spécialise dans le circuit-bending, créant des sons uniques à partir d’objets électroniques recyclés. En 2016, il lance « Tout est cassé », un projet où il réanime des objets cassés pour produire une musique noise indus teintée de sonorités hip-hop et techno. Aujourd’hui, Thomas prépare un album, travaille sur des installations sonores et cinétiques, et collabore avec des collectifs comme l’Empire Automate et Microcontact. Ses performances combinent des automates sonores faits de matériaux récupérés, offrant une expérience auditive et visuelle immersive. Il continue à se produire en concert, toujours guidé par l’expérimentation et l’innovation, tout en prônant une démarche écoresponsable et créative. Son parcours est marqué par une constante exploration des possibilités artistiques offertes par le recyclage et le détournement d’objets du quotidien.
Qui es-tu ?
Je m’appelle Thomas Pailharey et je suis artiste musicien bricoleur.
Peux-tu nous parler de ton parcours artistique et comment tu en es venu à créer de la musique expérimentale ?
Après avoir quitté les beaux-arts en 2008, je me suis intéressé à la musique assistée par ordinateur et je suis devenu beatmaker à Marseille. Nous avions un collectif intitulé Pur Malt, autour duquel gravitait une demi-douzaine de rappeurs et dont j’étais le principal beatmaker. Avec le temps, une partie de mes instrus devenait de plus en plus expérimentale et bruitiste, et à mon grand désarroi, personne ne voulait rapper dessus.
Je me suis donc progressivement et naturellement rapproché de la scène punk expérimentale de Marseille, en traînant dans des endroits comme L’Embobineuse, l’Asile 404, Data ou la Salle Gueule. J’y ai découvert un grand esprit de liberté et de débrouille qui m’a beaucoup plu. Petit à petit, j’ai commencé à prendre part à cette scène en devenant un des membres du collectif de l’Asile 404, vers 2013. L’Asile 404, qui n’existe plus maintenant, était un tout petit lieu hybride avec vitrine donnant directement sur la rue, bordélique et très dynamique, coincé entre les quartiers du cours Julien et Noailles, à la fois salle de concerts, atelier, laboratoire, collectif d’artistes et galerie d’expo alternative.
Durant cette époque à la fois très riche et chaotique, dont la phase la plus intense a duré de 2013 à 2019, j’ai pu expérimenter beaucoup de choses tout azimut comme le circuit-bending, l’installation sonore, la performance, la création en résidence collective, la construction de scénographies, la programmation musicale et l’organisation de soirées. Nous faisions en moyenne deux soirées par semaine, dans lesquelles nous proposions des concerts punk, expé, noise, indus, de la musique acoustique improvisée, des performances artistiques, des spectacles, des projections de films expérimentaux, etc. En tant que collectif d’artistes, nous organisions également des résidences dans et hors les murs (jusqu’à Bruxelles) lors desquelles nous expérimentions toutes formes d’expressions artistiques.
J’opérais en parallèle dans un binôme intitulé l’Armoire Normande. Notre activité consistait à glaner du bois dans les rues de Marseille (on trouve beaucoup de choses dans les rues de Marseille) et à construire des cabanes ou de grandes scénographies sonorisées dans les lieux qui voulaient bien nous accueillir.
Ça allait de salles de concerts comme l’Embobineuse aux squats d’artistes de l’époque. L’Armoire Normande, c’était aussi un duo de noise musette (ça ne s’invente pas !) avec Manu Morvan à l’accordéon distordu et moi-même, aux beats bruyants et aux machines électroniques modifiées.
De cette joyeuse émulation est aussi né un festival marseillais intitulé Enfin Seul.e en 2016. Ce festival réunissait les trois salles et orgas expé de Marseille : l’Embobineuse, Data, l’Asile 404 et proposait en plein mois d’août jusqu’à six jours de one-man bands et plus largement de solos noise, expé et DIY issus de France et d’ailleurs.
Le projet Tout est cassé est également né en 2016. Au départ axé essentiellement sur le circuit bending, Tout est cassé était un solo noise indus, teinté de sonorités hip hop et techno, constitué de boîtes à rythmes bidouillées et de modules d’effets modifiés. C’est vers 2021 que le projet prend une dimension plus visuelle et cinétique, avec l’introduction de petits moteurs électriques et la construction d’automates sonores.
Quelles études ou formations as-tu suivies pour arriver là où tu es aujourd’hui ?
J’ai fait des études d’arts appliqués dès la seconde, puis j’ai enchaîné par les Beaux-Arts. J’ai arrêté les Beaux-Arts un peu sur un coup de tête avant le diplôme final, car je ne me retrouvais pas dans l’art institutionnel vers lequel l’école essayait de m’orienter. À l’époque, je faisais sans grande conviction des installations vidéo, et je me rappelle cacher à mes profs ma pratique musicale, de peur qu’ils m’en dégoûtent.
Y a-t-il des artistes ou des projets spécifiques qui t’ont inspiré dans ta démarche ?
La plupart des artistes qui m’inspirent sont des gens que je côtoie de près ou de loin, ou que j’ai pu croiser dans des festivals en tant qu’artiste ou organisateur, comme Pierre Bastien, Arnaud Rivière, Feromil, Manu Morvan, Marko 1katarsis, le groupe Grrzzz, C_C, Pierre Gordeeff, Nicolas Collins, Yann Leguay, Jacob Garret, Louis Laurain ou encore François Lemaître, rencontré au Nantes Makers Campus l’année dernière. En résumé, on peut dire que la scène noise expé internationale dans son ensemble m’inspire. Les sorties du label K7 Third Type Tapes m’influencent également. J’aime aussi le travail de Petr Valek, Gijs Gieskes, Lolo & Sosaku, et Tinguely.
Comment est né le projet « Tout est cassé » ? Quelle a été l’idée initiale derrière ce solo de musique expérimentale ?
Tout est cassé est né de la volonté de s’approprier les supports de création de la musique électronique par la pratique du circuit bending. Le circuit bending consiste à ouvrir des objets électroniques sonores (jouets, synthétiseurs, pédales d’effets, etc.), dans le but de trouver de nouvelles sonorités en créant des courts-circuits (attention : ne courts-circuitez QUE des objets fonctionnant sur piles, sinon il y a risque d’électrocution !). C’est une pratique artistique intuitive qui ne nécessite pas de formation en électronique et permet de développer de manière empirique son propre langage sonore.
À l’époque, je travaillais dans une ressourcerie à Marseille et des milliers d’objets me passaient entre les mains. Parmi eux des pédales d’effets de guitare, de vieux synthés, des jouets électroniques, etc. Je n’avais quasiment qu’à me baisser pour les ouvrir, essayer des connexions et me faire la main.
Le nom de Tout est cassé m’a plu car il est ouvert à l’interprétation et peut avoir plusieurs sens : ça parle du fait que je réanime, donne une seconde vie artistique à des objets cassés, ça évoque aussi le fait que j’ai grillé par erreur beaucoup d’objets en faisant de mauvais courts-circuits, ça parle des sonorités de mes lives qui sont bruitistes et qui, pour certaines personnes, peuvent casser les oreilles, ça parle d’obsolescence programmée et, de ce fait, de la profusion d’objets cassés qui nous entourent, et enfin, ça évoque l’état de notre société qui donne parfois l’impression que tout est cassé, que plus rien ne fonctionne.
Peux-tu décrire le processus de création de tes automates sonores ? D’où viennent les matériaux et les objets que tu utilises ?
Les processus de création sont dépendants de ce qui traîne autour de moi, de ce que je glane à droite à gauche. Nous vivons dans l’ère du tout jetable et sommes entourés de détritus, il n’y a qu’à se servir. Par exemple, les moteurs électriques et certains mécanismes de mes automates sont extraits d’imprimantes hors service ou de jouets mécaniques cassés destinés à la poubelle, que la recyclerie de la ville la plus proche me met gentiment de côté. Les morceaux de bois utilisés proviennent soit de la rue, soit de chutes récupérées chez des amis menuisiers, la ferraille provient aussi soit de la rue, soit de la recyclerie, soit des chutes d’un ami métallier. Je fais aussi les vide-greniers. Enfin, il m’arrive de récupérer des déchets charriés par la rivière coulant en bas de chez moi.
Une fois ces objets rassemblés, je les observe, les manipule, et des idées d’assemblages ou de mouvements me viennent. J’essaie des choses, sans savoir exactement où cela me mène, avec toujours en tête l’idée de trouver un son et un mouvement intéressant. C’est l’objet ou le matériau trouvé qui me guide et non l’inverse. C’est un processus de création assez opportuniste car j’essaie de me laisser surprendre et d’accueillir les erreurs comme sources de création. Il s’agit de recherches empiriques de bricoleur et non de planifications d’ingénieur. L’errance, l’erreur, la surprise et l’inattendu prévalent sur l’efficacité et le rendement souvent associés à la technique.
Comment les sons et les mouvements de tes automates se combinent-ils pour créer une performance cohérente ?
Les sources sonores viennent des mouvements des automates associés aux matériaux utilisés. Ce sont des mouvements soit percussifs, soit des frottements ou des raclements. Les matériaux (bois, métal, ressorts, élastiques, pierres, carton, etc.) sont quant à eux choisis pour leur potentiel sonore. Les sons obtenus sont captés par des capteurs (piézos, micros magnétiques ou micros dynamiques), amplifiés via des préamplis et traités par des effets. Il y a souvent un jeu d’échelle car certains sons infimes peuvent parfois se retrouver amplifiés au maximum et sembler provenir d’une énorme machine. Les préamplis et effets sont eux-mêmes le plus possible issus de la récupération et bricolés. Par exemple, un de mes amplis est modifié pour augmenter les basses et ajouter des textures qui me plaisent. Un vieil ampli guitare muni d’une réverbération à ressort, chiné dans un vide-grenier, sera modifié pour injecter des distorsions dans la reverb et créer un paysage sonore plus large, ou bien la puce électronique qui gère l’écho du micro d’un karaoké de salon des années 90 sera hackée pour créer un delay bizarre, etc.
Tout est cassé est surtout et dès le départ un projet sonore : la recherche de sonorités intéressantes et prenantes est centrale, et le fait de bricoler tous mes modules d’effets et préamplis me permet d’apporter ma touche personnelle, une certaine cohérence dans les sons. Le but est que la musique embarque les auditeurs même s’ils ne voient pas les automates.
En gros, il faut avant tout que ça sonne. En ce qui concerne les mouvements des automates, ils sont synchronisés entre eux par des séquenceurs CV (Control Voltage). Ces séquenceurs de 16 pas, normalement conçus pour les synthétiseurs modulaires, sont détournés : leur signal électrique est amplifié afin de générer suffisamment de puissance pour animer les moteurs, créant ainsi le mouvement de ceux-ci. D’autres automates fonctionnent juste avec des piles comme des moteurs normaux et créent des sons aléatoires non synchronisés.
Quels sont les défis techniques et artistiques que tu rencontres lorsque tu travailles avec des matériaux recyclés et des objets trouvés ?
Comme dit plus haut, le fait de travailler avec ce que je trouve et non, par exemple, avec ce que je pourrais commander sur internet, nécessite de s’adapter à l’objet ou au matériau trouvé et de s’ouvrir à ce qu’il peut avoir à exprimer. Le défi technique, quant à lui, se situe peut-être dans le risque d’accumulation. Il faut savoir être organisé et ne pas se laisser envahir par la multitude de trésors que l’on trouve un peu partout. Je peux vite me retrouver enseveli sous une montagne de détritus si je n’y prends pas garde !
Quels sont tes projets futurs pour « Tout est cassé » ? As-tu des performances ou des collaborations prévues ?
Je travaille à la sortie d’un album, mais mon dispositif nécessite de réunir un peu de matériel pour obtenir de bons enregistrements, matériel que je suis en train de regrouper petit à petit. Nous sommes aussi sur le montage d’un projet collectif intitulé L’Empire Automate avec Les Amis Nos Morts, In Poupoune We Trust et L’Électron Fou. Le projet est en cours de création et n’a pas encore atteint sa forme finale. Certaines choses obscures sont également en train de se préparer avec le collectif drômois Microcontact. Enfin, je continue les concerts le plus souvent possible.
Travailles-tu actuellement sur de nouvelles créations ou de nouveaux automates ? Peux-tu nous en dire plus ?
J’ai toujours quelques automates en cours de fabrication dans mon atelier, qui intégreront le moment venu mon set. J’ai également des projets d’installations sonores et cinétiques, ou d’acousmoniums constitués d’automates, mais hélas le temps me manque et ces projets avancent doucement.