Portrait de Makers #46 > Matei Gheorghiu
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Docteur en sociologie, Maître de conférences, chargé de recherche pour Orythie, et un des précurseurs du mouvement Makers en France, Matei Gheorghiu est un visionnaire. Depuis 2017, il est Coordinateur du Conseil Scientifique pour le Réseau Français des FabLabs et un des auteurs du Livre Blanc – Panorama des FabLabs.
Qui êtes-vous ?
Vaste question… comme les prochaines questions me permettront de développer le sujet, je me permets de répondre ici par une pirouette : je suis pas grand chose et j’essaie de devenir quelqu’un de pas pire. Officiellement et entre autres, c’est sans doute la raison pour laquelle on me présente ici, je suis Coordinateur du Conseil scientifique du Réseau français des FabLabs.
Maître de conférences associé, Docteur en sociologie, formateur universitaire, chargé de recherche… votre CV est impressionnant. Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur votre parcours, sur ce qui vous passionne ?
J’ai eu la chance d’avoir un parcours influencé, à l’insu de mon plein gré comme dirait l’autre, par des événements historiques : j’ai grandi dans la Roumanie d’avant la chute du rideau de fer, protégé des charmes de la publicité et des produits de supermarché par une économie de la pénurie; puis j’ai été transplanté en France où j’ai pu découvrir le monde merveilleux de l’économie de marché, la liberté de consommer et l’avenir radioactif des classes moyennes.
J’ai aussi eu l’opportunité de réaliser ce qu’être roumain voulait dire aux yeux de nos voisins occidentaux : un personnage exotique, doué pour les lamentations, l’accordéon, le vol à la tire et au nom imprononçable. Ainsi rhabillé dans un costume qui m’allait comme il m’allait, il m’a fallu rapidement apprendre à raccommoder mon identité.
Et comme l’identité est à la fois ce qu’on a de plus intime et ce qui est le plus à la portée du premier venu, j’ai dû faire des efforts dans deux directions : d’un côté m’expliquer la manière dont nous, humains, apprenions à nous reconnaitre, ce qui m’a amené à étudier la philosophie et la sociologie, et de l’autre essayer de tailler des costumes que j’espérais mieux adaptés au monde dans lequel nous vivions, ce qui m’a amené à m’engager dans différentes actions collectives. Théorie d’une main, pratique de l’autre.
En 2008 vous fondez la société Orythie pour laquelle vous êtes chargé de recherche et assistant technique. Dans quels buts avez-vous fondé cette société ?
En réalité, cette société a été fondée en 2005 à l’initiative de deux frères et amis, tous deux ingénieurs. Nous nous connaissions et travaillions ensemble depuis déjà presque une dizaine d’années, d’abord dans un cadre associatif d’aide aux plus démunis et d’actions civiques. Au tournant des années 2000, nous avions assisté l’aîné des deux frères à fabriquer une CNC 3 axes (une imprimante 3D dirait-on aujourd’hui) dont il avait conçu les plans et le logiciel de pilotage à ses heures perdues. Cette machine a servi plus tard à constituer le capital de notre entreprise. Nous avions en quelque sorte fabriqué notre outil de travail; au moment de créer la boite, l’objectif était d’abord d’être autonomes, de ne plus avoir de patron. Pour ce faire, nous avons entrepris de valoriser nos compétences en prototypage, mécanique et accompagnement de projets innovants.
Quels sont vos domaines d’intervention et sur quels types de projets travaillez-vous ?
La société fonctionne comme une petite coopérative. Nous avons des domaines d’action aussi variés que l’éventail de nos compétences. Comme nous avons depuis le début appris à travailler ensemble, nous nous entraidons sur les projets où nos savoir-faire se combinent. Pour les lister de manière simple, nous intervenons dans le domaine de l’acoustique architecturale (conception de studios ou d’espaces de diffusion de musique), dans le domaine de l’expertise juridique (en hydraulique et acoustique), dans le domaine du prototypage (mécatronique et design), et dans le domaine de la sociologie des organisations et de l’innovation.
Depuis 2017 vous êtes Coordinateur du Conseil Scientifique pour le Réseau Français des FabLabs. Pouvez-vous nous en dire davantage sur vos missions et l’intérêt pour vous de faire partie intégrante de ce réseau ?
Le Conseil scientifique s’est construit de manière organique en parallèle de l’association. Nous étions quelques-uns, dont mes collègues Camille Bosqué et Constance Garnier, à suivre depuis un moment le développement des Makerspaces en France. Notre engagement avait à la fois une composante « académique » (nous étions intéressés par le mouvement d’émergence d’une action collective autour des sujets du « make ») et à la fois une composante « pratique » : nous étions, les uns comme les autres, engagés dans des activités de prototypage, de design, de bricolage, depuis un moment. Théorie d’une main, pratique d’une autre, c’est une démarche qui caractérise beaucoup de personnes investies dans ce mouvement.
À mesure que le réseau devenait plus structuré, ses membres ont ressenti le besoin de se doter d’un outil d’étude et de prospective sur l’état et les perspectives de l’écosystème. Le Conseil scientifique a été donc fondé autour de sa première mission : réaliser un livre blanc rendant compte de l’état du réseau – je reviendrai sur celui-ci à la prochaine question. Au fil de l’exercice, la petite équipe qui s’est ainsi constituée a été amenée à remplir d’autres missions: intervenir au nom du réseau sur des sujets où leur expertise (académique et pratique) était requise, animer des chantiers internes, répondre aux nombreuses demandes de nos membres et d’acteurs extérieurs concernant divers sujets, allant des activités du réseau jusqu’à des précisions techniques sur telle ou telle machine. Notre mission consiste aussi à tenir un registre des compétences disponibles et d’orienter les personnes qui nous posent des questions vers les ressources les plus à même d’y répondre au sein du réseau, lorsque nous ne pouvons pas répondre nous-mêmes. On a donc aussi un rôle de secrétariat et de standard téléphonique, en quelque sorte.
L’intérêt de faire partie de ce réseau, pour finir. Mon intérêt personnel est intimement lié à l’intérêt collectif : je suis persuadé, après des années passées à évoluer dans (et à étudier) l’environnement de l’innovation technique et sociale, de la nécessité de construire des arènes de ce que Jean-Daniel Reynaud appelait « la régulation conjointe », c’est à dire des espaces où différents acteurs, qui ont des objectifs et des visions du monde différentes, se rencontrent et s’entendent pour élaborer des normes communes. Nous avons l’ambition, au sein du RFFLabs, de participer à la constitution de ce type d’espaces et de les animer. Nous sommes convaincus en effet que ces structures coopératives sont une alternative féconde et incontournable pour mener à bien les changements profonds d’organisation des systèmes de production et de consommation pour faire face aux défis, en particulier climatique qui nous attendent.
Le 1er mai dernier est sorti Le Livre Blanc – Panorama des FabLabs pour lequel vous avez travaillé avec Camille BOSQUÉ et Constance GARNIER. À qui est-il destiné et pourquoi ce Livre Blanc ?
Ce livre blanc est destiné à plusieurs catégories de lecteurs. D’abord, malgré une approche un peu académique, nous espérons qu’il est accessible au grand public à qui il devrait permettre de mieux comprendre ce que sont les Fablabs en France, d’où viennent leurs premiers fondateurs et quelles passions les animent, autrement dit « de quel mouvement historique sont-ils le symptôme ».
Nous développons aussi dans cette étude une description que nous avons souhaitée la plus fine possible des contraintes de création, d’animation et de pérennisation des makerspaces. Cette description est destinée à la fois aux animateurs de makerspaces, à ceux qui ambitionnent d’en créer un, à leurs partenaires et aux usagers actuels et potentiels. Notre ambition est de permettre à tous ces acteurs de mieux comprendre les enjeux et les difficultés des uns et des autres pour mieux se coordonner.
Ce livre blanc n’est qu’un premier prototype. Nous avons surtout, à l’occasion de sa réalisation, souhaité élaborer une démarche de travail collective plus qu’un objet fini. Tous les 3 ans, une nouvelle équipe, formée par la précédente, doit entamer une recherche sur l’état de l’écosystème devant aboutir à la production d’un nouveau livre blanc. Chaque « vague » d’enquête sera l’occasion d’améliorer la méthode et aussi, par l’intervention des chercheurs sur le terrain, d’ajuster postures et relations au sein de la communauté, dans un esprit de « recherche action ».
Dans moins d’un mois se tiendra la 3e édition du séminaire stratégique du Réseau Français des Fablabs : OctoberMake. En quoi cela consiste et quel est son but ?
Le séminaire stratégique du Réseau doit réunir l’essentiel des membres de l’association ainsi que des partenaires avec lesquels nous travaillons pour animer l’écosystème du « make » en France, en Europe et désormais aussi en Afrique.
Loin d’être une exposition de projets techniques comme le sont les Maker Faire et les Fab Festivals, cet événement est surtout un moment permettant aux animateurs de la communauté de venir se rencontrer, partager leurs réussites et leurs difficultés, se tenir au courant de l’évolution du réseau et des projets lancés l’année précédente, ainsi que des éventuelles évolutions politiques, législatives et techniques qui les concernent, enfin élaborer un plan d’action commun pour l’année à venir. Une sorte d’université d’automne des Makers.
Nous allons en particulier cette année consacrer une journée à un programme de recherche action entamé l’été dernier en partenariat avec le CGET, les Tilios et les Lieux intermédiaires, nommé « Agir par les communs ». Il s’agit d’essayer de comprendre ce que l’élaboration de « communs » dans les Makerspaces amène comme changements dans le droit et l’action publique. Ce programme, qui se situe dans l’orbite du grand plan d’action « Fabriques des territoires » annoncé par le gouvernement le 17 juin dernier, doit se poursuivre sur les deux prochaines années et associer de nombreux partenaires. Un premier rapport d’étape devrait être publié sous peu.
Que pensez-vous de la communauté des Makers Français ?
Je pense qu’elle en est à un stade embryonnaire et que de nombreux efforts de coordination sont encore à accomplir pour lui permettre d’arriver à maturité. En attendant, nous devons tous, ensemble, être vigilants pour encourager au sein de la communauté les comportements coopératifs et décourager les passagers clandestins et les profiteurs de toutes sortes, parce que nous savons à quel point une seule pomme pourrie peut gâter tout le panier et abimer une somme incroyable d’efforts de qualité que les nombreux contributeurs ont apportés avec volontarisme et bienveillance.
Étant donné les enjeux sociaux, économiques, politiques et écologiques qui se posent dans une communauté dont la colonne vertébrale est le « faire ensemble », nous devons redoubler d’efforts pour montrer à nos interlocuteurs que nous sommes un mouvement d’acteurs responsables, civiques, qui travaillons d’abord dans le sens de l’intérêt général et non dans celui d’intérêts personnels étroits. Encore un peu de travail et nous pourrons participer à la construction de réponses au défi de la relocalisation de la production, à la promotion de solutions techniques et sociales innovantes dans une démarche éco-responsable, questions centrales qui sont aussi à l’origine de l’émergence de ce mouvement.
Selon vous, comment va-t-elle évoluer dans les années à venir ?
J’espère que la communauté évoluera dans le sens d’une plus grande interconnaissance, solidarité, transparence et ouverture à des acteurs de différents types, sans pour autant perdre ses qualités actuelles que sont l’horizontalité, la générosité et l’esprit d’expérimentation et d’innovation.
Différentes menaces pèsent sur son avenir : il y a d’abord les risques que font peser les prédateurs qui souhaitent profiter de la mode du « make » pour développer des franchises et mettre en place un système d’aspiration et de concentration de la plus-value à leur profit. Ce risque est d’autant plus important que dans les circonstances actuelles, ces tentatives risquent surtout d’assécher le mouvement et de décourager les acteurs les plus investis de manière souvent bénévole à se désengager. Une fois ces animateurs de terrain écartés, la communauté risque de perdre sa moelle épinière, car les « financiers du make » n’ont souvent pas les compétences humaines et techniques pour donner du sens à un réseau. Ainsi, ils se retrouveront vite à la tête d’une immense coquille vide.
Un autre risque est celui de la division et du repli des petites communautés sur elles-mêmes. C’est pourquoi il est essentiel de notre point de vue de travailler avec divers acteurs publics de différentes échelles (le Commissariat à l’égalité des territoires par exemple, mais aussi les Collectivités territoriales, le Conseil national des tiers lieux, des acteurs publics de l’éducation populaire, les écoles et instituts de formation, les universités, mais aussi des acteurs privés intéressés par ces formes d’engagement collectif et ainsi de suite), pour entretenir la vitalité du réseau et encourager le partage de bonnes pratiques et la constitution de « communs » en son sein.
Enfin, nous veillons aussi à éviter que l’écosystème, et notre Réseau en particulier, ne prenne la voie d’une organisation bureaucratique classique, fabriquant plus d’apparatchiks que d’énergie et de sens du partage et de responsabilité de ses membres.
Merci pour l’occasion que vous m’avez offerte d’exposer toutes ces questions. Et bon vent aux Makers !
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