
Jean-Marie Ollivier, ingénieur en automatisme et robotique, a travaillé plus de 20 ans dans l’industrie avant de fonder 7e Axe en 2023, une société dédiée à la création de machines artistiques mêlant robotique, mécanique et esthétique. Frédéric Jelmoni, alias Fred Robotic, est ingénieur en systèmes et cybersécurité, consultant freelance et vice-président de l’association Caliban, où il explore la robotique à travers des créations ludiques, interactives et parfois un brin absurdes. Ces deux passionnés de technologie se sont rencontrés lors d’événements Makers et ont rapidement décidé de collaborer. Leur projet commun, « Je ne suis pas un robot », présenté au Nantes Maker Campus, met en scène un bras robotique industriel cochant une case CAPTCHA. Entre art, critique sociale et prouesse technique, l’installation interroge avec humour notre rapport à l’intelligence artificielle, à l’automatisation et à la place de l’humain dans la société de demain. Ensemble, ils illustrent comment des profils techniques peuvent s’emparer du champ artistique pour éveiller la curiosité, provoquer le débat… et faire sourire.
Qui êtes-vous ?
Jean-Marie :
Je m’appelle Jean-Marie Ollivier, j’ai 48 ans, je suis originaire des Côtes d’Armor où j’ai grandi dans la ferme familiale. Mon métier d’ingénieur en automatisme et robotique m’a amené à vivre à Rennes où j’ai travaillé une vingtaine d’années dans l’industrie sur des projets d’automatisation dans toute sorte de secteurs.
Ma passion pour la technique et l’art m’a amené à créer en 2023 la société 7e Axe, dont l’activité se trouve à la croisée des chemins entre l’art et l’industrie.
Frédéric :
Je suis Frédéric Jelmoni (alias “Fred Robotic” sur certains réseaux), ingénieur en systèmes, réseaux, et sécurité informatique depuis 30 ans, et consultant indépendant/freelance depuis plus de 15 ans.
Je suis également vice-président de l’association de robotique Caliban, tu connais ? Nous sommes présents dans de nombreux salons pour partager et échanger autour de nos réalisations. Nous organisons également les “Apérobots”, un rendez-vous mensuel.
Mais je suis surtout un Maker passionné par la conception et la réalisation de projets divers et variés, et plus particulièrement par des projets robotiques et/ou animatroniques. Ces projets sont techniquement très intéressants, ils combinent harmonieusement plusieurs domaines : électronique, mécanique, programmation et automatisation, et plus récemment l’intelligence artificielle.
Parmi mes réalisations figurent par exemple, depuis déjà quelques années, la reproduction du rover martien Perseverance, la conception de robots quadrupèdes, la création d’un robot Minion interactif (et un peu fou !)…
Je fais également beaucoup d’expérimentations autour de la vision assistée par ordinateur : reconnaissance d’objets, de visages, de postures… et même la détection de Captcha !
Comment vous êtes-vous rencontrés, et comment vos parcours techniques ont-ils nourri votre exploration artistique commune ?
Jean-Marie :
Je connais Frédéric pour l’avoir rencontré sur des évènements Makers. Notre appétence pour la technique et les projets décalés a fait que nous sommes restés en contact. Nos compétences techniques se complètent bien. C’est d’ailleurs ce qui a permis de mettre au point très rapidement l’œuvre « Je ne suis pas un robot ».
Frédéric :
Notre rencontre date d’il y a quelques années, lors d’un précédent événement maker, à Nantes ou à Vitré, il me semble.
Mon parcours professionnel m’a permis d’acquérir et d’affirmer de nombreuses compétences techniques. Complété par une démarche d’autodidacte curieux, cela m’a conduit à me former sur les nouvelles technologies : conception 3D, programmation… et sur les techniques de fablab : découpe laser, impression 3D, usinage… J’ai acquis un vernis technique qui me permet d’expérimenter et de m’aventurer vers la facette artistique d’un projet, avec donc très peu de freins techniques lors de la réalisation.
Jean-Marie, ton parcours d’ingénieur t’a conduit à créer le Bistromatik, un robot barman. Qu’est-ce qui t’a motivé à concevoir cette machine ? Quel rôle jouent l’humour et l’absurde dans ta démarche artistique ?
Jean-Marie :
L’histoire a démarré en 2010 lorsque j’ai eu l’opportunité de récupérer mon premier robot industriel issu de l’industrie automobile. J’étais alors ingénieur dans l’industrie et je m’étais mis en tête de montrer un jour au grand public ce qu’est la robotique industrielle.
L’idée du bistrot n’est pas arrivée par hasard, j’aime ces lieux qui permettent les relations sociales. Le bistrot fait pour moi partie de ces lieux uniques de rencontre, de lien social, de découverte et d’animation locale. L’idée de se faire servir par un robot pose évidemment question, et Le Bistromatik provoque justement par du second degré ce débat qui m’intéresse autour de la place de la machine dans la société.
Frédéric, ton expertise en systèmes, réseaux et cybersécurité t’a amené à travailler sur des projets technologiques complexes. En quoi ce bagage a-t-il influencé ton approche du projet « Je ne suis pas un robot » ?
Frédéric :
Je suis arrivé à imaginer le projet “Je ne suis pas un robot” en étudiant les systèmes de traitement de l’image en temps réel, et plus particulièrement la reconnaissance visuelle basée sur des réseaux de neurones.
L’idée était de concevoir son propre système d’IA, en entraînant son propre réseau de neurones, afin de pouvoir reconnaître et localiser un Captcha à l’aide d’un petit système embarqué type Raspberry Pi équipé d’une caméra.
J’ai d’ailleurs publié une série d’articles sur le site de François Mocq (framboise314), qui détaillent la démarche technique.
Ce projet de reconnaissance d’objet, et de reconnaissance de Captcha, a rapidement évolué dans l’idée d’une mise en scène composée d’un bras robotique et d’un écran.
Mon bagage technique, issu de mon expérience professionnelle et de mes projets personnels, est un réel atout dans ce type de projet. L’expérience de nombreux projets complexes me permet de sortir de ma zone de confort et d’explorer les aspects esthétiques et artistiques de nouveaux défis.
Comment s’est organisée votre collaboration sur cette installation ? Qui a apporté quoi, et comment les idées ont-elles circulé entre vous ?
Jean-Marie :
L’œuvre « Je ne suis pas un robot » comporte deux parties distinctes : la robotique et l’informatique. Nous avons dans un premier temps concentré nos efforts sur l’interface entre les deux.
Le monde de la robotique industrielle n’est pas très communiquant (surtout sur des robots des années 2000 comme celui mis en scène ici). J’ai repris une interface que j’avais utilisée sur d’autres projets pour permettre l’échange avec un Raspberry Pi.
Ensuite, nous avons convenu des formats d’échange et prédéfini une séquence. J’ai de mon côté « réveillé » le robot qui provient des usines Opel et qu’il a fallu reprogrammer.
Frédéric :
Les idées ont tout d’abord circulé parmi une partie de la communauté des Makers… Dans ce type de projet “un peu fou”, il faut une personne qui lève le doigt !… qui fait un pas en avant… et qui explique son idée… son concept. Ensuite, elle se retourne, et vérifie qu’il y a encore du monde derrière elle.
J’ai commencé à exposer mon idée lors d’une rencontre récente de makers, en présence d’une partie de la “Makeme Family” (JB & JM de Makeme, et d’autres makers étaient présents ce jour-là). Ils m’ont validé le concept, les premières idées, et m’ont confirmé la voie à prendre.
Le nom de domaine a été réservé dès cet instant ! ⇒ jenesuispasunrobot.fr
L’intérêt suscité par ce projet a dépassé mes espérances (une révélation personnelle !), générant un élan collectif si fort qu’il nous a naturellement conduits à envisager son exposition lors du prochain Nantes Maker Campus.
La collaboration avec Jean-Marie est apparue comme une évidence : nous nous connaissons depuis quelque temps déjà, et nous souhaitions réaliser un projet ensemble.
Les idées ont naturellement circulé entre nous, en commençant par un point de vue commun :
⇒ Si nous mettons en scène un robot, sous les nefs des Machines de l’île de Nantes, au cœur du Nantes Maker Campus, il faut tout simplement que ce soit “Un Gros Robot” ! Un Fanuc S430i 6 axes de 1,3 tonne !
J’ai lu que notre réalisation est née de la rencontre entre artistes et Makers… en effet, il me semble que nous sommes tous deux à la croisée de la technique et de l’art. Tous deux makers, avec chacun sa sensibilité artistique.
L’installation interroge notre rapport à l’intelligence artificielle et à l’automatisation. Quelle réflexion espérez-vous susciter chez les visiteurs ?
Frédéric :
L’installation doit dans un premier temps susciter la curiosité et l’émerveillement face aux évolutions gracieuses d’un robot de plus d’une tonne.
Puis le visiteur doit constater et s’interroger sur cette situation paradoxale !
Ce paradoxe questionne notre confiance dans les technologies censées distinguer l’humain de la machine, mais aussi la place que nous laissons à l’automatisation dans nos vies quotidiennes. Ce dispositif interroge non seulement sur l’efficacité des technologies censées différencier l’humain de la machine, mais aussi sur l’omniprésence croissante des technologies d’automatisation et d’intelligence artificielle.
Quelle sera la place de l’être humain dans la société de demain ? Quel comportement devons-nous adopter ?
Jean-Marie, après la création du Bistromatik, tu as fondé la société 7e Axe. Comment cette aventure entrepreneuriale nourrit-elle aujourd’hui ta démarche artistique ? En quoi 7e Axe se distingue-t-elle à la croisée de l’art et de l’industrie ?
Jean-Marie :
En effet, j’ai créé la société 7e Axe en 2023, ce qui me permet de me consacrer pleinement à la création de machines de spectacles.
7e Axe se distingue par sa méthodologie de travail, qui vient de mon expérience dans l’industrie. Nous utilisons des outils de modélisation qui nous permettent de pousser la conception et le dimensionnement de nos machines dans notre bureau d’étude.
Notre point fort est la maîtrise multitechnique. Nous réalisons des machines qui mettent en œuvre à la fois de l’informatique, de la robotique, de la mécanique, de l’électronique… Le tout, toujours dans un contexte artistique où l’esthétique occupe une place importante.
Le geste du bras robotique – cocher une case CAPTCHA – est à la fois simple et symbolique. Pourquoi ce choix, et que souhaitez-vous exprimer à travers ce paradoxe ?
Frédéric :
C’est précisément la simplicité et la symbolique qui ont conduit à ce choix. La réflexion, l’interrogation, la remise en question peuvent être très simples, à la portée de tous, sans passer par de grandes thèses philosophiques. Le questionnement est on ne peut plus simple.
Il aurait pu être très drôle de mettre en œuvre une scène nommée : “Je ne suis pas un mouton”, mais c’est sans compter sur la difficulté technique et logistique d’élever correctement des moutons, et le sujet serait surtout trop éloigné de notre quotidien numérique !!
Les Captcha sont omniprésents dans nos vies numériques et ultra-connectées. De multiples articles et études techniques relatent la complexité et la redoutable efficacité d’analyse du comportement de cet outil.
Les Captcha incarnent cette ironie numérique : des algorithmes conçus pour protéger contre d’autres algorithmes, leur mission étant d’identifier et de bloquer les systèmes automatisés qui tentent de reproduire le comportement humain.
Mais que se passe-t-il quand l’algorithme malveillant est le plus malin ??? Où est réellement l’humain dans tout cela ???
Frédéric, dans ce projet, tu es à la croisée de la technologie et de l’art. Comment as-tu intégré une dimension ludique et poétique dans la conception technique ?
Frédéric :
Il est vrai que je suis sorti un peu, et volontairement, de ma zone de confort pour ce projet en poussant un peu plus le curseur artistique.
Je pense qu’il est vraiment important d’intégrer une facette artistique à tous projets techniques personnels et même professionnels. L’esthétisme d’un travail ne doit pas être négligé ; la mise en forme d’un texte, d’une documentation, d’un programme informatique, d’un schéma technique… contribue à la dimension ludique et poétique du projet.
Le fond et la forme sont complémentaires et renforcent le message et les informations à transmettre. Cette approche constitue une forme d’art et apporte une réelle dimension à une réalisation personnelle, collective, ou collaborative.
Dans ce projet “Je ne suis pas un robot”, la simplicité de la scène très épurée et les actions accomplies par le robot (un simple clic) apportent la dimension ludique ; quant aux mouvements gracieux du robot et de ses six axes motorisés, et parfaitement synchronisés, ils apportent une sorte de fascination et entraînent à la contemplation, on peut y voir une certaine poésie.
Que vous évoque aujourd’hui la question de l’identité numérique et des dispositifs de vérification comme les CAPTCHA ? Quel regard portez-vous sur ces outils omniprésents ?
Frédéric :
L’identité numérique est un sujet très vaste qui traite de l’identification, de l’authentification, des facteurs d’authentification, et des problématiques de traçabilité des faits et des gestes de chacun.
Aujourd’hui, l’identité numérique est indispensable pour toute démarche administrative, transaction commerciale, ou certaines consultations. L’on doit sans cesse prouver, sécuriser, valider !
Dans ce contexte, les dispositifs automatisés comme les Captcha prennent tout leur sens. Mais l’omniprésence de ces dispositifs est troublante et même parfois dérangeante. Ils peuvent entraîner certaines dérives dans l’abus d’identification et des besoins de traçage, et tout cela à des fins d’études statistiques, de publicité, ou autres prétextes flous…
Je porte donc un regard à la fois critique et curieux sur ces outils numériques. Ils sont révélateurs d’une époque où la technologie encadre nos vies, mais aussi d’un besoin de repenser la place de l’humain dans cet univers numérique.