Artiste et musiciens, Alexandre Berthaud se nourrit du monde qui l’entoure pour créer. Fondateur du collectif Mille au carré et membre du groupe Playing With Machines, il collabore avec de nombreux artistes issus d’horizons différents. Dans son travail et dans ses projets, la technologie est au cœur du propos lui permettant ainsi d’aborder des sujets comme l’aliénation par les outils numériques, l’addiction aux environnements virtuels ou encore la société technocratique. Sensible et créatif, son art et son approche de l’art font de lui un artiste à découvrir absolument.
Qui es-tu ?
Je m’appelle Alexandre et je me nourris de passions en tous genre : jeux vidéo, nature, art, musique, informatique, etc. Pour certaines d’entre elles, j’en ai fait un métier.
Musicien et artiste indépendant, tu œuvres dans les domaines de la musique et des arts numériques. Peux-tu nous raconter ton parcours et nous dire d’où te vient cet intérêt pour ces univers ?
J’ai découvert la musique sur ordinateur en autodidacte au début des années 2000. En m’amusant à faire des bandes sons de jeux vidéo fictifs, j’ai développé un penchant pour la musique électronique. Comme j’apprenais par moi-même c’était du bricolage. Cela m’octroyait beaucoup de liberté, mais pour aller plus loin, j’avais besoin de plus de connaissances.
J’ai donc fait une licence de musicologie à Rennes 2, où j’ai découvert la programmation musicale en troisième année. Ce fut l’étape supérieure qui confirma mon attrait pour la musique expérimentale.
Le master arts et technologies numériques à Rennes était l’un des prolongements de la licence de musicologie et d’arts plastiques. Ce fut pour moi l’occasion d’approfondir des techniques de composition peu ordinaires et d’entretenir un rapport à l’objet plastique, comme un besoin de renouer avec le travail manuel.
Mille au carré est un collectif d’artistes que tu as fondé en 2013. Dans quel but ?
À l’origine, Mille au carré est une association de création multimédia. C’était l’occasion de se retrouver entre amis pour élaborer des projets transdisciplinaires, avec la volonté de systématiser l’utilisation des technologies numériques dans le processus de création. Au fur et à mesure que chacun prenait des directions différentes, certains membres
se sont professionnalisés grâce à la structure associative.
C’est à ce moment-là que le collectif a affirmé une direction exclusivement artistique. L’idée de faire ensemble est très ancrée dans le collectif. Peu de projets sont individuels et certains sont même réalisés avec des scolaires ou des étudiants. Depuis ses débuts, l’association accompagne aussi d’autres artistes dans le développement de leurs projets. Même si nous n’avons pas l’ambition de porter des événements, cela peut nous arriver d’organiser des temps forts relativement modestes.
Mille au carré fêtera d’ailleurs ses 10 ans cette saison. On vous dira où et quand cela se passera !
Tes différents projets t’amènent à collaborer avec de nombreux artistes. Qui sont-ils et quels sont les projets issus de ces collaborations ?
La majorité de mes projets placent la technologie au cœur du propos artistique. Cela permet d’aborder des sujets comme l’aliénation par les outils numériques, l’addiction aux environnements virtuels, la société technocratique, etc. Car être passionné de technologies, c’est développer un esprit critique à leur égard, et l’art permet d’exprimer ces constats et ces ressentis au-delà des mots. L’autre caractéristique importante dans mes créations, c’est la mise en substance du matériau numérique.
Par l’objet plastique, on cherche à transcender les données, à leur donner plus d’expressivité, plus de poésie. Par exemple, plutôt que d’afficher les valeurs d’un capteur sur un écran, on va sculpter une aiguille et la motoriser.
Œuvrer avec les autres, c’est prolonger cette exploration en cultivant une mixité des savoir-faire. Jusqu’ici, j’ai collaboré avec des artistes issus de la musique, l’art visuel, l’art plastique, la danse, le graphisme, le théâtre et pourquoi pas, à l’avenir, avec des écrivains, sculpteurs ou architectes.
Il serait trop long de lister tout ce beau monde. À la place, je glisse une petite dédicace à Tony Vanpoucke, vieux pote de fac. Vous pouvez découvrir son parcours dans le Portrait de Maker #84. Big up !
Où puises-tu ton inspiration quand tu es dans un processus créatif, quelles sont tes influences ?
Le processus créatif est pour moi un mode de vie. Mon inspiration, c’est le monde qui m’entoure. Quand je jardine, je nourris des recherches liées à la technologie. Quand je joue à un jeu vidéo, où regarde un film, je m’imprègne de toute une matière qui peut être injectée dans un projet.
Chaque petite chose, une discussion, un rêve, une rencontre, peut potentiellement débloquer tout un pan de l’imagination et alimenter des mois de travail.
Évidemment, il y a aussi internet qui permet d’accéder instantanément à un immense savoir et d’observer des choses géniales que des gens développent à l’autre bout du monde. Mais il faut faire attention avec ces ressources qui ne sont pas essentielles et peuvent même freiner la créativité.
Créé et géré par des artistes l’artlab est un laboratoire de création artistique numérique qui s'inspire dans son
fonctionnement du mouvement des Makers, des fablabs et autres Makerspaces. Quels sont les particularités et les objectifs de ce lieu des possibles ?
L’artlab est un espace d’expérimentation à destination des pratiques artistiques amatrices et professionnelles. Il est hébergé à la Casba de L’Armada Productions à Saint-Erblon depuis 3 ans et n’existera plus sous cette forme d’ici quelques mois. C’est un petit espace de trente-cinq mètres carré qui nous permet de tester, d’évaluer le potentiel d’un fablab avec une spécialisation « art ».
Jusqu’ici, les projets développés se sont faits par le biais de rencontres avec les habitants ou artistes du coin, via le réseau de Mille au carré ou de L’Armada productions et selon nos disponibilités et nos compétences. Cela a généré beaucoup de partage. En effet, au-delà de la production d’objets technologiques, c’est un lieu qui permet de se socialiser dans sa pratique,
ce qui n’est pas évident pour certaines personnes seules chez elles ou dans leur atelier. En fait, cela génère une vie associative.
L’artlab s’exporte aussi dans des lieux culturels ou éducatifs par le biais des projets du collectif Mille au carré. Nous réfléchissons actuellement à de nouvelles manières de penser l’action culturelle et de transmettre une
culture artistique et D.I.Y.
L’artlab étant une expérimentation éphémère, nous travaillons, avec la commune de Saint-Erblon, à des solutions qui permettent de pérenniser un laboratoire, avec un fab manager entièrement dédié à l’accompagnement des usagers et une identité liée à l’art qui n’exclut pas les autres pratiques.
Que représente pour toi le mouvement des Makers ?
C’est une question difficile car c’est une vaste communauté aux branches multiples. Finalement, n’importe qui peut se sentir concerné, car c’est un mouvement qui se fédère autour de la créativité sous toutes ses formes et dans tous les domaines.
J’aime à penser que c’est l’évolution du « fait maison » et qu’on peut être amené à rencontrer des personnes qui se
revendiquent makers car elles fabriquent leur propre confiture.
D’ailleurs, la communauté, qui s’intéresse à la base aux technologies disponibles en fablab, s’élargit finalement à des pratiques moins recentrées sur l’innovation, comme les savoir-faire artisanaux. J’espère que le mouvement saura cultiver cette ouverture sur le monde qui lui permet de rester flexible et de s’adapter aux problématiques actuelles. Car l’engouement pour l’innovation peut parfois invisibiliser des projets ou des thématiques majeures.
C’est un constat que j’ai notamment fait lors du premier confinement, lorsque de nombreux Makers se sont mobilisés pour tenter d’aider les soignants. Des solutions simples et efficaces ont rapidement été mises en place, avec l’entraide comme première motivation.
À l’inverse, on a pu voir des multinationales paralysées qui étaient contre la démarche ou voulaient la soutenir d’une manière inadéquate. C’est assez symptomatique de deux modèles qui ont du mal à cohabiter : l’open source et le modèle propriétaire.
Mais au-delà de ça, on a constaté une solidarité qui dépassait le besoin. Pour moi, ça a été un exemple pertinent de l’utilisation d’outils novateurs à des fins collectives, là où des technologies annoncées comme disruptives sont, pour beaucoup, des outils d’individualisation.
Si tu devais choisir un artiste, un projet ou une oeuvre que tu affectionnes particulièrement, quel(le) serait-il(elle) et pourquoi ?
Il y en a beaucoup !
Mais en répondant à cette interview, j’ai beaucoup pensé au premier album d’Amon Tobin dans les années 90 : Bricolage.
On entend bien le copier/coller, la superposition et la distorsion du matériau sonore traité par l’ordinateur.
Mais il y a aussi l’album Switched-On Bach de Wendy Carlos, qui, fin des années 60, s’amusait à jouer Bach sur des synthétiseurs Moog.
Ces deux exemples sont très liés au développement technologique et à leur appropriation dans la culture populaire. Pour Wendy Carlos, le synthétiseur était en pleine voix de démocratisation, avec des modèles plus petits et moins chers. Pour Amon Tobin, cela correspond à l’arrivée de séquenceurs musicaux plus puissants, comme Cubase VST32, sorti un
an avant l’album.
C’est ce type d’exemple qui me permet de prendre du recul dans ma démarche artistique.
Sur quoi travailles-tu en ce moment et quels sont tes projets pour le futur ?
La plupart des projets sur lesquels je travaille sont en constantes évolutions. Souvent, pour une nouvelle pièce, on fait un prototype, on le teste lors d’expositions ou performances, puis on l’améliore pendant plusieurs années.
Parmi ces projets, il y a Playing With Machines, un groupe de musique électro ambient au sein duquel nous fabriquons la plupart de nos instruments de musique. Il y a tout un orchestre motorisé que je contrôle de différentes manières. Je joue avec deux supers musiciens : Paul Dechaume aux synthés et Max Kermagoret au multipad. Sans leur expérience, la performance scénique serait moins évidente. Parce que la grande difficulté c’est de se sentir à l’aise avec toute cette technologie et
passer de la démonstration technique à la performance artistique.
Face au défi technologique et à la pensée qui l’accompagne, il y a un gros travail de recherche et de maturation. C’est en partie pour cette raison que ce projet prend du temps à évoluer et qu’on a sorti un seul morceau en quatre ans !
Depuis, on a fait plus de scènes et on se sent enfin prêt à sortir un EP, ainsi qu’un clip, tourné lors du Maker Music Festival en
septembre dernier.
L’autre projet dont j’aimerais parler, je le mène avec Bruno Kervern, mon compagnon de route depuis bientôt six ans. Il s’agit des Phonotons.
Ce corpus de sculptures sonores technologiques cherche à dépasser l’instrument de musique et l’objet graphique. C’est un équilibre à maintenir, avec des espaces d’expressions qui reflètent nos pratiques individuelles : la musique pour moi et le graphisme pour Bruno. En travaillant la forme et l’effet visuel, Bruno va donner du caractère à l’objet, qui va s’affranchir de sa fonction purement technique.
Certaines séries de Phonotons sont incorporées dans une performance artistique du même nom, entre théâtre d’objet et concert de musique. C’est un ensemble particulièrement hybride, très abstrait, qui suggère un voyage intérieur personnel guidé par le mouvement des objets et des textures sonores.
Malgré l’aspect expérimental, c’est un projet bien apprécié du public. On nous parle souvent de l’effet hypnotique que peuvent engendrer nos prestations. C’est génial comme retour, ça nous laisse penser que c’est une expérience qui sort de l’ordinaire.
Pour ces deux projets, j’aime décrire le genre de musique produite comme du « machine ambient », car on ne peut obtenir ce résultat qu’avec nos instruments. Pour la suite, l’idéal serait d’organiser une tournée avec ces deux formations. On y réfléchit sérieusement.